La destruction du patrimoine culturel afghan
représente, sans aucun doute possible, l’une des quatre plus immenses
catastrophes archéologiques de la fin du XXe s., avec les drames fort
similaires qui ont frappé les héritages du Tibet, du Cambodge et de
l’ex-Yougoslavie. Ces quatre désastres voisins sont en partie
symptomatiques d’un mal commun : à explorer.
Rappelons d’abord que par quatre fois le sol afghan,
terre de rencontres caravanières autour des trouées praticables dans le
massif de l’Hindou-Kouch, a servi de théâtre aux événements culturels
suivants, capitaux pour l’histoire de l’humanité.
Dès le IVe mill. av. J.-C. s’est développée dans les
oasis du nord afghan une civilisation à la fois agricole, urbaine et
fondée sur la connaissance du bronze, soit l’une des plus anciennes
civilisations urbaines et métallurgiques connues et dont le commerce
caravanier (en lapis-lazuli notamment) reliait à son tour les
civilisations de l’Indus à la Mésopotamie.
Au VIe s. av. J.-C., toujours dans les oasis du nord,
naissait l’une des plus hautes spiritualités du monde antique, la religion
mazdéenne prêchée par Zoroastre (Zarathoustra) devant le roi Vishtâspa de
Bactriane, religion qu’adoptera progressivement l’empire perse et dont
l’influence sur le judaïsme, et donc sur le christianisme, reste
incalculable.
Entre le IVe s. av. et le VIIe s. ap. J.-C., à partir
de l’incursion d’Alexandre le Grand dans l’espace afghan en 330 av. et la
fondation du royaume grec de Bactriane en 250 av., royaume dont les
empires Kushan puis Hephtalite recueilleront l’héritage, c’est sur le sol
afghan qu’eurent lieu la rencontre et la fusion artistique entre
civilisations des mondes méditerranéen et indien. L’art bouddhique élaboré
dans les oasis afghanes, où le Cakyamouni reçut pour la première fois des
sculpteurs un visage emprunté à celui d’Apollon, va influencer à son tour,
en profondeur, l’iconographie sacrée de la Chine, et donc de la Corée et
du Japon. À l'inverse, la recherche entrevoit encore à peine l’influence
du bouddhisme sur les spiritualités méditerranéennes, avec le culte de
l’ascèse et le développement grandissant du monachisme au
Proche-Orient.
Entre les XIe et XVIe s., les oasis du sol afghan
-Balkh, Ghazni, puis surtout Hérat- deviennent les trois foyers créateurs
parmi les plus féconds de toute la civilisation islamique. Ce n’est pas
seulement que l’espace afghan sert à cette époque encore -comme toujours-
de relais entre l’Asie antérieure et l’Inde (les formes qu’emprunte la
culture musulmane dans le sous-continent indien, devenu depuis le XVIe s.
le centre de gravité démographique incontestable du monde islamique, lui
parviennent d’ailleurs de l’espace afghan) : c’est dans les oasis afghanes
que se développent les modèles esthétiques qui imprimeront leur marque sur
toute l’architecture, la peinture et la littérature de l’Islam d’Orient,
du Bosphore au Gange. Au tournant du XVIe s., la principauté de Hérat va
jouer, aux yeux des souverains d’Istanbul, de Tabriz, de Bokhara et de
Delhi, le même rôle culturel que Florence parmi les cours d’Europe à la
même époque.
Chacun de ces quatre grands moments a laissé ses
vestiges.
L’anéantissement de ces vestiges porte un coup
irréparable à notre connaissance du développement culturel de l’humanité.
Pourtant, l’importance esthétique, historique et scientifique du
patrimoine afghan demeure largement inconnue du grand public mondial
cultivé. Pareille méconnaissance, désastreuse, favorise dès lors le
pillage, la dispersion et la destruction de ce même patrimoine.
Toutefois, la méconnaissance publique de cet immense
patrimoine reflète en grande partie la difficulté conceptuelle des
spécialistes eux-mêmes à l’embrasser tout entier, donc à communiquer leur
savoir.
Comme (à titre d’exemple) le Mexique, l’espace afghan
a vu se succéder sur son sol des civilisations non seulement très
différentes mais, de plus, violemment séparées les unes des autres par de
brutales ruptures historiques : l’islamisation de l’espace afghan, à
partir du VIIe s., présente plus d’une analogie avec la christianisation
de l’espace mexicain au XVIe s., avec amnésie volontaire des cultures
religieuses précédentes.
Cependant, la recherche scientifique a retrouvé les
fils conducteurs sous-jacents du destin mexicain et le Mexique moderne,
même dans la conscience populaire, revendique son passé précolombien,
au-delà de la coupure chrétienne.
En Afghanistan, en revanche, si l’héritage islamique
demeure bien sûr parfaitement vivant dans la conscience populaire, le
passé pré-islamique reste toujours perçu comme étranger, radicalement
autre, incompréhensible, et donc peu apprécié : malgré l’encouragement
apporté par les gouvernements afghans d’orientation laïque et
nationaliste, de 1919 à 1978, au recouvrement du patrimoine antique. Le
pillage, la destruction et la dispersion du patrimoine pré-islamique
afghan consternent sans aucun doute les membres survivants de l’ancienne
élite cultivée, mais laissent le gros de la population
indifférente.
En outre, les chercheurs étrangers n’ont pas contribué
à combler le fossé culturel : quelques exceptions n’infirment pas la
règle.
Les formations requises pour un préhistorien, un
hellénisant, un indianisant ou un islamisant sont si profondément
différentes, que les spécialistes dans ces divers domaines ont eu tendance
à s’ignorer mutuellement. Or le passé afghan relève de ces quatre
disciplines -et du domaine iranisant aussi.
De 1919 à 1978, la recherche archéologique, d’abord
française puis américaine, italienne, japonaise, soviétique et enfin
afghane, s’est naturellement attachée à dégager surtout cette immense
terra incognita qu’était le passé pré-islamique (bien que
d’importants vestiges musulmans aient aussi été recouvrés) : c’est même
seulement au cours de la toute dernière décennie de recherches, celle des
années 70, que le sol afghan a commencé à révéler toute l’ampleur de la
civilisation de l’âge du Bronze du IIIe mill. av. J.-C. Mais les
archéologues -y compris les chercheurs afghans formés à l’école française-
n’ont guère communiqué leur enthousiasme à la conscience populaire
afghane. Quel fil directeur entre le passé apparemment mort :
préhistorique, achéménide, grec, kushan ou hephtalite- et l’époque
musulmane à l’héritage toujours vif et prégnant? L’archéologie ne le
révélait pas, elle est donc restée une préoccupation étrangère à la
population actuelle.
Par ailleurs, le nom même
d'"Afghanistan", aux yeux et dans le langage des
chercheurs archéologiques occidentaux ou japonais, ne désignait que l’ère
d’avant l’Islam (voir les planches fort révélatrices à cet égard des
éditions successives de l’Encyclopaedia Universalis sous la
rubrique "Afghanistan"), les habitants actuels du pays, et
leur héritage culturel vivant, en paraissaient à leur tour fort distants,
presque dépourvus de signification, de pertinence, voire de toute
importance ou même de toute épaisseur humaine.
Particulièrement choquant aura été le désintérêt de
certains archéologues occidentaux, malgré des décennies de travail sur le
sol afghan, devant la tragédie qui engloutissait le peuple à partir de
1978. Seule ne semblait préoccuper certains savants étrangers que le
désastre qui anéantissait les objets matériels de leur recherche sur le
terrain. Bref, aux yeux de la population, la recherche archéologique
étrangère, et notamment française, est apparue comme complice de
l’occupant soviétique : d’où les conséquences désastreuses, pour cette
recherche, après le retrait de l’armée rouge en 1989, et la chute du
régime, installé par les Soviétiques, en 1992.
Mais la faute n’en incombe pas seulement aux
archéologues du passé antique : fort loin de là. Les islamisants, qu’ils
fussent iraniens, arabes, occidentaux ou autres, spécialistes de la
culture musulmane "médiévale" (disons, pour la région afghane,
le millénaire qui va du VIIe au XVIIe s.), ont à leur tour, pour ainsi
dire, systématiquement ignoré l’Afghanistan en tant que tel dans leurs
études et publications pour en rattacher les manifestations culturelles
médiévales, soit à des ensembles plus vastes (le califat ‘abbâsside, le
monde islamique iranien, voire même le monde "arabe"), soit
-de manière plus parcellaire- à telle ou telle dynastie (Ghaznévides,
Timourides). La recherche médiéviste islamisante internationale ne pouvait
pas mieux dessaisir un peuple entier de son passé proche - et du même
coup, désolidariser l’opinion de ce peuple des résultats de cette même
recherche.
Indifférente à l’Afghanistan en tant que tel, la
recherche médiéviste ne pouvait guère, à son tour, intégrer dans sa vision
la pertinence des explorations du passé bactrien, kushan ou
hephtalite.
Enfin, la plus grande partie des objets meubles du
patrimoine médiéval islamique afghan -surtout les bronzes du XIIe s. et
premier XIIIe s. et les manuscrits enluminés du XVe et premier XVIe s.-
ont depuis longtemps quitté le territoire (de fait, depuis l’écroulement
du royaume de Hérat en 1507 et son annexion à l’empire séfévide d’Iran
entre 1510 à 1722). Aussi les chercheurs dans ce domaine pouvaient-ils
étudier des échantillons à loisir dans les collections et bibliothèques
d’Occident- sans guère avoir à se référer au sort actuel de leur terroir
d’origine.
Seul surtout un troisième groupe de spécialistes, les
ethnologues et politologues, attentifs à l’Afghanistan récent, soit depuis
la fondation du royaume de ce nom en 1747 jusqu’aux tout derniers
événements, ont manifesté un réel intérêt -évident- quant aux destins du
pays vivant, en se solidarisant souvent avec les efforts de défense des
humanitaires et avocats des droits de l’homme. Le peuple afghan actuel
leur en sait assez gré.
Mais ce troisième groupe, happé par les difficultés
déjà considérables pour déchiffrer sur le terrain un schème social
complexe aux enchaînements politiques redoutables, fait généralement
l’impasse sur l’étude du passé afghan non seulement antique, mais même
islamique médiéval (dont l’apprentissage exige, à lui seul, des années
d’acharnement linguistique).
Il en résulte, dans les écrits politiques ou
ethnologiques, une vision curieusement murée par un horizon temporel trop
récent, et donc dépourvue de la nécessaire profondeur de champ culturel.
Là encore, la recherche spécialisée aura échoué à nouer le lien nécessaire
entre le présent, le passé musulman médiéval et le lointain passé
pré-islamique.
Bref, la perception générale et même scientifique de
l’héritage culturel afghan s’est trouvée scindée en trois tronçons
distincts. Manque une vraie communication intellectuelle entre
spécialistes de chacun des trois domaines. Cette triple fissure, au moment
même où le patrimoine culturel afghan s’est vu ravagé dans son ensemble
par deux décennies de guerre, en a rendu d’autrement plus cruellement
difficile la défense.
Les destructions causées par l’occupation militaire
soviétique de 1979 à 1989 relevaient d’une simple logique de guerre. Cela
ne les rend pas plus excusables. Les chercheurs soviétiques étaient
parfaitement conscients de l’importance archéologique et artistique du
patrimoine afghan tant antique que médiéval. Ce sont les priorités de
l’Armée Rouge, soucieuse de frapper de terreur et de mort tant les
populations civiles que les groupes de maquisards, qui ont dicté le
bombardement massif des monuments médiévaux de Hérat (XVe s.), ou
l’anéantissement du plus beau bazar couvert de toute l’Asie Centrale à
Tâsh Qôrghân (XVIIIe s.). Paradoxe, pourtant : s’il s’avère un jour que
des pièces archéologiques d’une valeur inestimable (comme le trésor kushan
de Tillia Tepe) ont bien été emportées du musée de Kaboul lors du retrait
soviétique de 1989, pour être désormais conservées en cachette à Saint
Petersbourg ou Moscou, l’on devra peut-être sans doute, dans un venir
incertain, s’en réjouir -au regard de toutes les destructions qui ont
suivi.
Les destructions de la guerre civile actuelle relèvent
d’une triple logique, dans le contexte d’un conflit certes exacerbé par
les appels à la haine ethnique, mais provoqué en très grande mesure,
depuis le double retrait stratégique soviétique et américain, par
l’appétit de domination des puissances voisines régionales (en premier
lieu le Pakistan) :
a) destructions de guerre : ainsi pour le bâtiment du
musée de Kaboul, touché par une pluie de roquettes qui a détruit 70% de la
capitale afghane entre 1992 et 1996 ;
b) pillages + fouilles clandestines : ainsi pour 80%
du contenu du musée de Kaboul, ou les sites archéologiques d’AÎ Khanoum ou
de Hadda ; une population démunie de tout, et singulièrement d’espoir,
pille tous les vestiges antiques qu’elle trouve pour les revendre sur le
marché libre de Peshawar au Pakistan voisin : le plus grand centre de
trafic mondial en œuvre d’art de provenance clandestine ; ce pillage se
situe cependant dans un contexte général de commerces illégaux, où les
autorités au pouvoir à Kaboul -malgré un discours moralisateur- ont
réalisé un profit de 181 millions de dollars pour l’année 1999 grâce aux
seuls produits du pavot, écoulés à travers le Pakistan ;
c) destructions à caractère idéologique : ordonnées ou
provoquées par les autorités actuelles de Kaboul, ou par des milices
islamistes locales -ainsi la menace de faire sauter les statues des
Bouddhas de Bamiyan (menace en partie réalisée) ; l’anéantissement des
vestiges bouddhistes visibles de Hadda ; la destruction d’éléments
sculptés du sanctuaire d’Ansâri à Hérat (XVe s.) jugés désormais
incompatibles avec l’interprétation de l’Islam qui a cours aujourd’hui à
Kaboul.
On peut ajouter à ce bilan les dégâts causés par le
simple abandon ou manque d’entretien au terme de vingt ans de guerre :
ainsi l’effondrement de la grande ogive du sanctuaire de Shah-é Mashhad
(XIIe s.).
Guerres et pillages sont des fléaux récurrents. Les
pillages crapuleux du musée de Kaboul ressemblent d’assez près aux
déprédations du site d’Angkor, dont les œuvres arrachées sont destinées au
marché de Bangkok.
On insistera plutôt ici sur les destructions
idéologiques, qui rejoignent une logique de plus en plus répandue dans le
monde depuis les années 60.
L’esprit du XIXe s. -dont le XXe s. aura décidément
trahi toutes les promesses- préconisait la conservation des vestiges de
toutes les civilisations, dans un esprit scientifique neutre. Le
totalitarisme soviétique lui-même a voulu perpétuer cette approche. Pas le
totalitarisme des Gardes Rouges chinois, lesquels se sont attaqués aux
monuments du propre passé de la Chine et surtout à ceux du Tibet -comme si
de tels monuments recelaient une charge symbolique rivale, dangereuse,
sacrée, un latiniste dira lumineuse, soit autant d’emblèmes redoutables
d’un univers honni et à anéantir à tout prix. La hargne chrétienne (tant
croate que serbe) à effacer toute trace de culture musulmane en
ex-Yougoslavie -mosquées, villages, le pont de Mostar- répondait à une
semblable hantise. Pour reprendre l’analogie mexicaine, c’est cette
crispation de peur intellectuelle qui sous-tendit la décision des
conquistadores du XVIe s. de niveler le visage aztèque de
Mexico-Tenochtitlan.
Les Tâlebâns de Kaboul, en appelant à la destruction
des vestiges bouddhistes afghans ressuscitent pareil état d’esprit, que
viennent seulement tempérer les pressions des Nations Unies et surtout les
offres financières du marché international d’œuvre d’art (la corruption
modère le fanatisme, ici comme partout, pour le tourner très vite en
hypocrisie).
Conclusion
Il existe des liens subtils entre le passé bouddhiste,
l culture médiévale et le présent tourmenté de l’Afghanistan. Le
comparatisme les décèle, même s’il ne peut s’étendre sur le sujet
ici.
Toutefois, la destruction physique des vestiges qu’il
étudie, au cœur même du continent eurasiatique, menace déjà tout un pan de
notre compréhension de l’histoire mondiale.
Le désastre afghan, sur tous les plans, est si
complet, qu’il dépasse largement les capacités de réponses de
chacun.
Sur le plan culturel, toutefois, notre attitude peut
et doit être celle d’une sorte de mise en dépôt moral et international du
patrimoine afghan, au bénéfice d’un Afghanistan futur dont toute
l’identité sera à reconstruire : avec sauvegarde des sites et objets qui
peuvent encore l’être sur place ; recensement et étude des objets à
l’étranger ; formation de nouveaux spécialistes, tant étrangers qu’Afghans
; sensibilisation du grand public mondial (à l’instar des campagnes en
faveur du Cambodge ou du Tibet) ; et enfin, la réconciliation et le
rapprochement, à l lumière d’échanges scientifiques réellement
pluridisciplinaires, entre les spécialistes des trois domaines pertinents
du champ d’étude afghan.